INTERPRETATION DE L'ANGUILLE DE KAMOURASKA

Site d'interprétation de l'anguille de Kamouraska

 

Depuis 40 ans que Gertrude Madore possède un permis de pêche commerciale, elle n’a jamais eu à manier la moindre canne à pêche. Elle y va comme ses voisins fermiers vont aux champs : avec un tracteur. Sans hameçon. Sans ver de terre. Sans veste de sauvetage ni l’ombre d’un bateau en vue.

C’est que Gertrude Madore pêche dans le Bas-Saint-Laurent l’un des poissons les plus étonnants de l’Atlantique : l’anguille. Un poisson aux allures de serpent de mer dont la peau est si robuste qu’elle servait aux Amérindiens à faire des raquettes en babiche, capable de contourner sur la terre des obstacles en rampant et de survivre quelques heures hors de l’eau.

«L’anguille parcourt des milliers de kilomètres dans sa vie», insiste Gertrude Madore du ton de la grand-mère récitant une belle histoire à ses petits-enfants. L’anguille vit dans les Grands Lacs et les rivières d’eau douce, est pêchée dans le Bas-du-Fleuve à maturité (entre 15 et 20 ans, on parle alors d’anguille argentée) lorsqu’elle emprunte le fleuve Saint-Laurent pour descendre vers la mer salée des Sargasses près des Bermudes où elle peut pondre un million d’œufs avant de mourir. Puis ses petits remonteront à leur tour vers l’âge de 4-5 ans dans les eaux douces des Grands Lacs, bouclant ainsi une boucle de plus de 10 000 km.

Parce que les anguilles argentées cessent de se nourrir au moment d’entamer leur grand voyage, elles ne mordraient même pas à l’hameçon garni du plus gros des vers de terre, et leur physique les rend quasi impossibles à attraper avec les filets conventionnels. Au fil des ans, les pêcheurs ont mis au point un système complexe de filets attachés sur des structures de plusieurs dizaines de mètres entre les berges et le centre du fleuve, créant un entonnoir vers de grandes cages en bois où se retrouvent prisonniers les poissons quand redescend la marée. Un ouvrage harassant. La structure pèse des tonnes, et requiert pas moins d’une semaine de travail à installer. Puis il faut aller y cueillir les prises deux fois par jour, pendant la période de pêche, en septembre et octobre, à chaque marée basse. Peu importe qu’elle ait lieu à 3 h du matin, sous la pluie battante et que souffle un vilain nordeste. Malgré ses 77 ans, Gertrude Madore continue d’y aller coûte que coûte.

«C’est une drogue. J’adore ça», dit celle qui fut, en 1976, la première femme à obtenir un permis de pêche commerciale au Québec, après avoir essuyé les quolibets de tant de collègues masculins. Son regard encore vif s’illumine lorsqu’elle évoque sa pêche miraculeuse de 1980, quand elle a retrouvé plus d’un millier d’anguilles dans ses filets. Puis il s’obscurcit quand elle pense à ses maigres prises de l’année dernière. Les chiffres des scientifiques confirment ce qu’elle voit sur le terrain depuis des années. Les anguilles ne remontent ni ne descendent plus le Saint-Laurent comme avant. Il ne reste plus que 2 % à 3 % des stocks existants en 1980.

 

Il n’y a pas de grand mystère : les barrages hydroélectriques sont en grande partie responsables de cette chute dramatique au Québec, confirme Daniel Pouliot, biologiste responsable du dossier de l’anguille au ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP). Selon les données officielles, quelque 26 % des anguilles sont tuées lorsqu’elles traversent les turbines du barrage de Moses-Saunders, à Cornwall, pour rejoindre la mer des Sargasses, et 18 % à Beauharnois. C’est près d’une sur deux. Dans une moindre mesure, les 8400 plus petits barrages recensés entre l’estuaire et les chutes du Niagara pourraient avoir entravé la migration de 800 000 anguilles par année vers les rivières d’eau douce du Québec, jusqu’à ce que des passages aient commencé à être instaurés il y a une quinzaine d’années.

Parce qu’il est difficilement envisageable d’arrêter les barrages, et que les méthodes de capture en amont et de réintroduction des poissons en aval des turbines ne semblent pas donner les résultats escomptés (entre autres programmes menés de concert entre le MDDEFP et Hydro-Québec pour rétablir la ressource), des efforts ont été déployés par le gouvernement pour réduire la pression de la pêche commerciale en rachetant sur une base volontaire des permis octroyés, ce qui a fait aussi chuter de 50 % le nombre de prises. Et l’opération n’est pas terminée.

«Ceux qui restent ne le font pas vraiment pour l’argent, mais parce qu’ils sont passionnés», remarque Bernard Ouellet, qui opère avec son frère une poissonnerie à la sortie de Kamouraska. Leur grand-père les a initiés à la pêche à l’anguille avant même qu’ils n’aient de poil au menton. Ils ont connu son âge d’or, et son âge de misère maintenant, qu’ils essaient de surmonter en se concentrant sur les produits à valeur ajoutée, comme les terrines et les fumaisons.

La possibilité que l’anguille soit ajoutée à la liste des espèces en péril et que la pêche soit interdite ne les effraie pas trop : «Si on veut arrêter les pêcheurs, il faudra aussi arrêter Hydro-Québec!» dit Bruno Ouellet. D’ailleurs, les ministères québécois concernés ne privilégient pas l’arrêt de la pêche. Au contraire, Daniel Pouliot plaide pour qu’elle soit mieux mise en valeur dans les menus. «Il faut la découvrir! On sera peut-être plus conscients de l’importance de la préserver si on aime en manger», dit le biologiste. Après tout, si les Québécois ne la mangent pas, ce sont les restaurants de l’Ontario ou d’Asie qui en profiteront.

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Musées Art et culture