BATEAUX MINIATURES LUC LECLERC

Bateaux miniatures Luc Leclerc

 

Depuis plus de 150 ans, les nombreux visiteurs venus prendre leurs vacances au bord du fleuve influencent l’évolution de Saint-Jean-Port-Joli et la vie des résidents. Aperçu en souvenirs et en images d’une tradition qui se perpétue.

 

par Judith Douville n

 

À mi-chemin entre les extrémités est et ouest de la Côte-du-Sud, qui s’étend de Saint-André de Kamouraska à Beaumont, Saint-Jean-PortJoli est l’un des villages témoins d’une longue tradition de tourisme.

Le Musée de la mémoire vivante y a réalisé des recherches et des enquêtes orales afin de tracer un portrait du fleuve comme destination de vacances. Une dame Caron, à qui la mère née en 1887 racontait ses souvenirs d’enfance, évoque ceci dans un témoignage : « L’été, des familles s’installaient dans leur cuisine d’été et même dans leur fournil pour louer leur maison à des citadins. Les gens qui voyageaient seuls logeaient dans des pensions de famille. » Les pensions de famille existaient toujours en 1955.

 

Cette année-là, Marie-Reine Mercier ouvre la Villa des vacances. Sa nièce raconte que les gens y séjournaient une dizaine de jours. L’autobus arrêtait devant la villa à la demande des passagers.

La propriétaire accueillait ses pensionnaires près de la route nationale et transportait leurs bagages sur une chaise munie de deux roues. Les activités étaient simples : jeu de poches, danse au son de la radio, pêche, promenade sur la plage et lecture au bord de l’eau. Après le souper, les vacanciers prenaient une couverture et descendaient sur les crans de tuf pour admirer le coucher du soleil sur le fleuve. Soir après soir, c’était l’émerveillement.

 

Près de la Villa des vacances se trouvait la marina de TroisSaumons, un lieu de rencontre au même titre que le quai de Saint-Jean-Port-Joli.

 

Parmi le va-et-vient des goélettes, des plaisanciers y laissaient leur embarcation. De 1926 à 1969, Antonio Bourgault est gardien du phare du Pilier de Pierre, au milieu du fleuve. À la lecture de son journal, on constate que sa petite île était une destination d’excursion en bateau.

 

les affiches étaient bilingues. Les vacanciers étaient surtout anglophones. » ENGOUEMENT POUR L’ART PAYSAN Léonard Bourgault inaugure en 1937 l’Auberge du Faubourg, située près de l’église. Un adulte paie alors 1,50 $ la nuit. En 1941, une nouvelle auberge remplace la première sur un site plus près du fleuve. Le propriétaire annonce qu’on trouve à son auberge des sculptures des frères Médard, André et Jean-Julien Bourgault, ainsi que les bateaux miniatures d’Eugène Leclerc. L’art paysan devient populaire.

 

Les Bourgault, Leclerc de même qu’Émélie Chamard, tisserande, seront par leur travail des ambassadeurs de la capitale de la sculpture. Ils formeront aussi des centaines d’artisans. Le fleuve s’incarne dans leurs œuvres par sa faune, sa flore, ses phares, ses bateaux et la fameuse légende de la Coureuse des grèves, une belle venant de la mer qui accordait ses faveurs aux marins mais qu’il était impossible de capturer. Le fils d’Eugène Leclerc, Honoré, se souvient des gens

 

Depuis le haut du phare, les visiteurs se faisaient une fête d’observer les villages des deux rives avec la lunette d’approche. Le guide de route 1932 du Québec Automobile Club annonce le Castel des Falaises, hôtel surplombant le fleuve. Marcelle Fortin, fille du propriétaire de l’époque, se rappelle une clientèle fidèle originaire de Québec, de Montréal et des États-Unis. « Les gens louaient pour une ou des semaines. Ils jouaient au tennis, se baignaient et le soir faisaient des feux sur la grève. Les chambres n’étaient pas numérotées, elles portaient des noms de villes anglophones : New York, Albany... Partout,avant même d’y déposer leurs valises.

 

 

Le batelier miniaturiste Eugène Leclerc a été l’un des premiers artistes du village à bénéficier de l’engouement des visiteurs pour l’art paysan. Le président américain Franklin D. Roosevelt, notamment, a acheté plusieurs de ses œuvres. Source : coll. Sylvain Leclerc, P2007-6-5

Inventaire des ressources ethnologiques du patrimoine immatériel, Université Laval
Famille d’Eugène et Marie-Louise Leclerc 1936.

Il arrive qu’on confonde intelligence et connaissance, la première étant davantage de savoir utiliser la seconde pour évoluer, s’adapter et créer de toutes pièces de nouvelles connaissances, pour la postérité. Eugène Leclerc, dans ce que l’espèce humaine a développé de plus remarquable, la technique, est un merveilleux exemple de cette intelligence qui, sans qu’il le cherche, est devenue art, grand art. Un savoir-faire que son petit-fils Luc perpétue aujourd’hui.

Dominique Lapointe

Il y a cent ans, Eugène Leclerc s’adonnait à un passe-temps que son métier contemplatif lui permettait, gosser des bateaux. Comme ceux qui l’avaient embarqué à ses 18 ans mais qui, de tempêtes en naufrages, avaient eu raison de son pied pourtant bien marin.

Gardien de phare du Pilier de Pierres, au large de Saint-Jean-Port-Joli, une belle affaire ! Mais en 1922, après dix ans de vigie, Eugène perd son poste quand le nouveau gouvernement libéral installe son monde. Comme son père, il sera alors menuisier-charpentier dans les ports de la région. Toutefois, quatre ans plus tard, un grave accident lui brise la jambe, l’empêchant de poursuivre le métier. À quarante et un ans, comment faire vivre la famille qui compte déjà huit enfants ?

Les bateaux de providence

Pour ne pas sombrer dans la lassitude, il décide de peindre et installer ses bateaux sur la clôture, le long du chemin pour les faire sécher. Il n’en faudra pas davantage pour que des curieux s’arrêtent pour demander si ces œuvres, étonnamment audacieuses, sont à vendre.

Passant dans le village de Saint-Jean-Port-Joli, un « docteur  américain » en vacances réserve le voilier le plus imposant et promet de revenir pour en acheter d’autres. À l’hiver 1929, la véritable production commence. Des meubles, certes aussi au début, mais plusieurs voiliers. Et bientôt, que des bateaux.

C’est ainsi que le marin, gardien de phare, menuisier, à l’œil tout aussi aiguisé que ses couteaux, combinera ses savoirs de la mer dans des œuvres qui, aujourd’hui, témoignent de l’histoire du Saint-Laurent.

Trois générations de Leclerc

Luc Leclerc est encore un enfant quand son père, Honoré, et son oncle, Lucien, les héritiers de la main d’Eugène, mettent la famille à la tâche pendant les vacances estivales.

« Les jeunes de l’époque montaient des modèles réduits de voitures en plastique, nous on fabriquait des pièces de bateau en bois, se souvient Luc Leclerc. Je pouvais passer des heures à tourner une par une les minuscules poulies qui attachent les haubans des mâts à la coque. C’était une sorte de passe-temps mais certains matins on « jumpait » pour aller faire les foins chez le voisin. Ça changeait les idées ! »

Après quelque vingt ans de production en série des frères Leclerc, Luc a repris l’entreprise familiale: « Il y a eu une période où la demande exigeait qu’on se mécanise davantage pour augmenter la production. Quand mon oncle a décidé de vendre l’atelier, nous avons décidé , ma femme et moi, de le reprendre et de revenir aux sources, avec les méthodes de mon grand-père. »

Car les bateaux Leclerc n’est pas qu’affaires d’hommes : « Que ce soit ma grand-mère, que ce soit ma mère ou que ce soit ma femme Linda, c’est certain que les conjointes ont été importantes dans cette aventure. C’est un travail d’équipe. »

À l’atelier, Luc façonne les coques, les mâts, bômes et équipements, tandis que Linda Leblanc monte les fins et complexes cordages ainsi que les voiles, tantôt en coton ou majestueusement sculptées en bois, avec cette brise qui les gonfle pour l’éternité.

Témoins du passé

Depuis un siècle, la renommée des bateaux Leclerc repose entre autres et beaucoup sur le Bluenose, le voilier à deux mâts mythique de la Nouvelle-Écosse qui orne toujours la pièce canadienne de 10 cents. Une élégante goélette profilée née de la rivalité entre pêcheurs canadiens et américains au tournant du 20e siècle. Luc Leclerc raconte : « Le Bluenose a été construit en 1921 et sa renommée en course s’est imposée au moment où mon grand-père commençait à faire du maquettisme un métier. C’était une véritable vedette à l’époque. »

« Je viens de rénover un vieux Bluenose d’Eugène exposé dans un musée d’Halifax. Ce qui est précieux pour eux, c’est que le bateau a été fait à partir de photos floues, de mémoire, de bouches à oreilles, avec des dimensions imparfaites, une coque d’ailleurs plus québécoise que néo-écossaise … Ce n’est que plusieurs années plus tard, lorsque grand-père va tomber sur un numéro du Popular Mechanics,z dans lequel on publiait un plan du Bluenose, qu’il va affiner son modèle. »

Leclerc c’est aussi La Canadienne, une goélette commandée par le gouvernement fédéral et affrétée en 1855 pour patrouiller le Golfe et tenir à distance les pêcheurs américains trop aventureux. Certains modèles sont même équipés de canons de pont pour intimider les intrus.

Autre icône des artisans Leclerc, le Gaspé Trader, un robuste voilier de 1918 qu’on décline en deux, trois, quatre et même cinq mâts, selon les moyens de l’acheteur.

« Un petit bateau au gréement simplifié peut demander quatre ou cinq heures de travail et rapporter une centaine de dollars. Par contre, un bateau complexe du 16e siècle avec plein d’équipement et d’ornements peut exiger six semaines et plus de travail et coûter entre $4 000 et $5 000. »

Certains vieux spécimens du père Eugène toujours en bon état, avec ancres en plomb qu’il coulait lui-même, peuvent facilement rapporter autant chez des antiquaires haut de gamme et dans des encans en Amérique et en Europe.

Pour la suite des Leclerc

Maurice Duplessis, Jean Lesage et même le président américain Theodore Roosevelt ont partagé la table d’Eugène et Marie-Louise quand ils allaient chercher leur commande annuelle.

Aujourd’hui, les collectionneurs avertis font toujours partie de la clientèle, tout autant que les touristes de passage. Mais pour combien de temps encore ?

Après des décennies de goélettes, chalutiers, baleiniers, barquentines etc.. Luc Leclerc ne pense pas à la retraite : « C’est pas dans mes plans d’arrêter. Qu’est ce que ça me donnerait d’aller m’asseoir dans la maison et regarder par la fenêtre ? Des retraités s’arrêtent ici, à Saint-Jean-Port-Joli, et me disent qu’ils viendraient bien me donner un coup de main si je voulais. Je m’aperçois que mon métier c’est comme un hobby ! »

Un hobby, un métier, un art qui n’intéresse pas les enfants de Luc qui sont partis pour la grande ville, ce qui ne gêne pas le moins du monde le père. Il sait pertinemment que, quoiqu’il en soit, les milliers de bateaux partis au large depuis 1929 perpétueront à jamais la tradition Leclerc.

Activité Catégorie
Musées Art et culture
Sculpteurs sur bois Artistes et Artisans